Michel Wieviorka/Benoît Hamon : entretien croisé autour de "Pour la prochaine gauche"

Publié le par LE LABO76

Michel Wieviorka/Benoît Hamon : entretien croisé autour de "Pour la prochaine gauche"
 

 

Dans Pour la prochaine gauche (Robert Laffont, 2011), Michel Wieviorka, sociologue, part d'un constat simple :  « le monde change, la gauche doit changer ».

Michel Wieviorka utilise les sciences sociales pour éclairer le débat sur certains des débats cruciaux du 21ème siècle tels que les migrations, la nation, les statistiques ethniques ou le codéveloppement. Pour la prochaine gauche est aussi un essai politique qui invite fortement la gauche à se positionner sur ces problématiques.
Benoît Hamon, porte-parole du Parti socialiste, échange ici avec Michel Wieviorka sur certaines des interrogations majeures soulevées par Pour la prochaine gauche.
 
L'ouvrage appelle de ses vœux l'émergence d'une « prochaine gauche », invitée à se repositionner sur de nombreux sujets (la consommation, l'individu, la sécurité...) et à répondre à un monde en changement. La prochaine gauche doit-elle, en ce sens, être la porteuse d'une « offensive de civilisation » ?
 
Michel Wieviorka : Cette « prochaine gauche » dont nous avons besoin est en passe d'émerger. Elle s'esquisse. Il existe aujourd'hui une aspiration forte pour une gauche qui parle clairement et qui ne soit plus enfermée dans les catégories des années soixante et soixante-dix. Le climat ne se réduit pas à la seule décomposition de la vieille gauche : sur un certain nombre de thèmes, notamment socio-culturels, de nouvelles discussions se mettent en place, le paysage se reconstruit. Une réflexion neuve est nécessaire pour répondre à un monde qui a changé.
 Aujourd'hui, on ne comprend pas les mouvements de contestation dans le monde entier si on ne prend pas en compte Internet et les réseaux sociaux. Et qui aurait imaginé qu'un pays comme la France mettrait l'Islam au cœur de certains de ses débats ? C'était impensable il y a quarante ans. Dans un monde où l'on produit autrement, où l'on achète autrement et où l'on trouve sa femme ou son mari autrement, il est nécessaire de réfléchir autrement.
Et comment ne pas voir que les manières de penser ont évolué ?Le développement d'une certaine nausée par rapport à “l'argent roi” ou au caractère immédiat et éphémère de la consommation est la marque d'un appel au sens et aux valeurs. De même, les citoyens se demandent comment conjuguer leur avenir particulier et leur appartenance à une collectivité nationale, sans parler de leur référence éventuelle à un particularisme culturel ou religieux. La prochaine gauche doit répondre à ces aspirations. La civilisation c'est aussi du sens, des valeurs, de la capacité à se projeter dans l'avenir. Remettre ces notions au premier plan et inventer de nouvelles catégories de pensée, de nouvelles façons de réfléchir est impératif : voilà ce qu'on peut en effet appeler une « offensive de civilisation ».
 
Benoît Hamon : Nous devons, de toute manière, mener une réflexion féconde et permanente, réinterroger tout le temps les concepts comme les solutions. A ce titre, le rétrécissement du temps médiatique et politique, très bien décrit par Gilles Finchelstein dans La dictature de l'urgence, est préoccupant. Les modes se succèdent à un tel rythme que, même dans le débat d'idées, les discours sont ringardisés d'une semaine à l'autre. En temps que porte-parole du Parti socialiste, je suis plutôt bien placé pour en parler : le temps politique suit exclusivement le temps médiatique, et dès que l'on s'en affranchit on n'existe plus dans l'espace publique.
Vous parlez de changer de manière de penser. Pour moi, la clé est de se réapproprier l'idée de progrès. Aujourd'hui, le seul élément de passion qui rythme le débat politique est la peur, un sentiment qui ne nous incline pas vraiment à nous élever. Incombe alors, à mon sens, une lourde responsabilité au Parti socialiste, celle de réinstaurer dans la politique une énergie beaucoup plus positive en redonnant un sens à la notion de progrès. C'est d'autant plus fondamental que le déclassement, à la fois individuel et collectif, est pour les gens synonyme de cycle régressif et de non maîtrise des choix qui sont faits en leur nom et parfois même de leurs propres choix : qu'est-ce que je maîtrise quand je me lève le matin sans connaître l'emploi du temps de ma journée, quand je suis sous le joug de mon tableau de reporting ou de mes objectifs commerciaux, quand je ne peux pas savoir si je pourrai aller chercher mon enfant à l'école ?
Le progrès, ce n'est pas la course au profit, la concurrence ou la prédation de l'environnement, mais au contraire l'accès à la connaissance, la lutte contre l'ignorance, la construction d'un projet éducatif collectif, l'épanouissement et le combat contre toutes les formes d'aliénation. C'est pourquoi la première tache de la prochaine gauche est, je crois, de reparler de progrès.
 
 
Allant à contre-sens de la majorité des ouvrages qui analysent les évolutions contemporaines en partant de la crise, point zéro, Pour la Prochaine Gauche évoque essentiellement des problématiques socio-culturelles. La priorité de la prochaine gauche doit-elle être d'apporter une réponse à ces sujets plutôt qu'aux problématiques économiques ?
 
Michel Wieviorka : Premièrement, je considère que l'on peut aborder la crise économique actuelle de deux manières différentes. La première façon de la présenter est de dire qu'elle a commencé en 2008 comme une crise financière, avant de s'étendre à l'économie et au politique avec, pour conséquences sociales, l'accroissement du chômage et des inégalités.
Ma réflexion s'oriente plutôt vers une deuxième approche, avec l'idée qu'un tournant s'est opéré dans le monde entier, et en particulier dans des sociétés comme la nôtre, vers le milieu des années 70. Depuis lors, tout a changé : la culture, dans un sens très large, notre rapport à la nature et à l'environnement, notre rapport à nous-même, les rapports hommes-femmes... La crise de 2008 est un moment paroxystique, très important, mais qui s'inscrit dans un processus plus large de décomposition. Nous ne reviendrons pas en arrière : le vieux monde se défait, en raison de son épuisement et non pas de son dysfonctionnement, tandis qu'un nouveau monde se créé. C'est ce que j'ai voulu étudier.
Ma seconde réponse à votre question est plus théorique, mais aussi plus politique. Aujourd'hui, des courants extrêmement puissants considèrent qu'il faut d'abord régler les problèmes économiques, que tout le reste n'est que diversion. C'est un point de vue très influent, notamment parmi la gauche classique. En face, un discours plus rare affirme que les grandes affaires sont religieuses et culturelles et que les problématiques les plus importantes sont la « guerre des civilisations », la laïcité, l'identité nationale... Ce type d'approche semble, lui, se désintéresser des affaires socio-économiques.
Je crois qu'il faut désormais accepter l'idée qu'il y a là deux registres distincts qui appellent l'un et l'autre une analyse. Essayons alors de les penser dans leurs autonomies relatives et dans leur articulation. Le rôle d'un politique est d'affirmer la distinction entre ces deux registres, et de reconnaître qu'ils préoccupent l'un et l'autre les Français.
 
Benoît Hamon : Comme vous le soulignez, on ne peut évidemment pas tout réduire à la question économique ou à la question sociale. C'est d'ailleurs au nom de ce primat de l'économique que, historiquement, le droit des femmes a été mis à l'écart des combats de la gauche : alors que l'on défendait l'épanouissement du prolétariat à travers la lutte contre toutes les formes d'aliénation, les femmes étaient maintenues au foyer. Aimé Césaire, dans un excellent texte écrit lors de sa démission du Parti communiste, soulignait d'ailleurs la même idée, considérant qu'on ne pouvait pas résumer le sort des noirs à la question sociale et que l'émancipation du prolétariat ne réglerait jamais seule l'héritage et les traumatismes de la colonisation ou des discriminations.
Se pose néanmoins la question du niveau auquel hisser ces questions religieuses et culturelles. La Croix établit un baromètre mensuel des préoccupations des français en testant des items sociétaux, économiques ou sociaux. Actuellement, la préoccupation première est l'emploi, suivie du pouvoir d'achat et de la santé. La sécurité des biens et des personnes n'arrive qu'en dixième position sur 15, la question de l'intégration des groupes étant, elle, en dernière position. Les conditions d'existences concrètes sont ainsi la préoccupation première des gens qui ne voient pas devant eux, même à court-terme : voilà pourquoi la question économique est centrale.
Nous vivons dans un modèle de compétitivité fondé sur la baisse du coût du travail, où le consommateur devient l'artisan inconscient d'un arbitrage contre sa protection sociale et son salaire, ce que Jacques Rigaudiat appelle le « Wall Martisme » dans Le nouvel ordre prolétaire : la baisse du coût du travail encourage la modération salariale et stimule un modèle de concurrence axé sur la baisse des prix. Le consommateur, dont le revenu n'augmente pas mais qui veut augmenter son pouvoir d'achat, s'oriente alors vers l'économie low-cost, entretenant ainsi la compétition par la baisse des prix et in fine la réduction de son salaire et de sa protection sociale. C'est un cercle vicieux d'une perversité absolue et c'est pourquoi la gauche doit apporter des réponses aux questions brûlantes de la vie quotidienne.
 
 
 
Les premiers thèmes abordés dans l'ouvrage sont les politiques d'immigration, l'identité, la nation, etc. : la première tâche de la “prochaine gauche” est-elle de faire face à ses tabous, aux sujets qui l'ont longtemps mise mal à l'aise ?
 
Michel Wieviorka : Dans Pour la Prochaine Gauche, je suis parfois très critique vis-à-vis d'idées encore très dominantes à gauche, ou bien encore à propos du concept d'intégration qui ne voit par exemple que le point de vue du système et n'entend pas celui des personnes singulières.
Ensuite, je rappelle à la gauche qu'elle a eu dans le passé des jugements très différents sur des catégories qu'elle critique aujourd'hui. La nation en est la meilleure illustration : en 1848, au moment du printemps des peuples, la nation est magnifiée et considérée comme une idée de gauche. Aujourd'hui, cela fait 25 ans que le Front National monopolise ou presque cette thématique. Selon moi, la gauche doit être capable de dire qu'on peut aimer sa nation, sans être populiste ou xénophobe. On peut revenir à des conceptions positives de ce que l'on considère aujourd'hui de façon négative.
Troisième point : je n'hésite pas à dire à la gauche qu'il est grand temps de dépasser certaines formulations des débats. Depuis les années 70, on a vu se structurer dans le monde entier la même opposition : en France, les républicains contre les démocrates, aux États-Unis, les liberal contre les communitarian... Quel que soit le pays, le débat semble le même : soit on estime qu'il ne doit y avoir que des individus dans l'espace public, soit l'on considère que les individus ne se comprennent pas sans référence à une communauté, une identité, une appartenance ou une religion... Sur les affaires du foulard, sur la discrimination positive ou sur les statistiques ethniques, le débat conduit toujours à ce choix incontournable : êtes-vous républicain ou démocrate ?
La prochaine gauche doit refuser ce débat car il est mal posé. Le problème n'est pas de choisir entre deux positions mais de dépasser leur opposition et d'en sortir par le haut en essayant de concilier les apports des deux registres. Oui, il faut être républicain et défendre les valeurs universelles - le droit et la raison. Et oui, il est possible de reconnaître les particularismes identitaires. Il est temps d'accepter l'idée qu'il est possible d'articuler des appartenances identitaires et le respect des valeurs universelles.
 
Benoît Hamon : Là où vous soulignez la division entre républicains et démocrates, j'évoquerais plutôt l'opposition historique entre les libéraux politiques et les démocrates. Les démocrates identifient la souveraineté nationale à la souveraineté populaire quand, pour les libéraux, cela n'a jamais été le cas. Or, cette question du pouvoir dont dispose le peuple est une interrogation déterminante pour la gauche mais aussi pour la démocratie. Depuis 25 à 30 ans, pour prendre les mêmes points de départ que vous, nous sommes face à une offensive économique et politique des libéraux qui a consisté à faciliter la financiarisation du capitalisme et qui s'est accompagnée d'un puissant mouvement de réduction du domaine d'intervention de l'Etat, de réduction de la dépense sociale, de démantèlement de tout ce qui faisait obstacle à la mise en œuvre de leur projet. Le meilleur exemple en est évidemment la construction européenne guidée par une forme de libéralisme qui considère que sur des enjeux un peu complexes, pour paraphraser Benjamin Constant, “les indigents n'ont pas le recul nécessaire pour pouvoir participer à la décision et qu'il revient à ceux qui sont propriétaires et ont le loisir de s'intéresser à la chose publique de prendre les décisions pour la collectivité”.
De même, l'Europe a été le cadre d'une offensive massive pour que soient inscrits dans les textes fondamentaux des principes comme l'équilibre budgétaire qui relèvent en réalité du choix politique. Ce n'est pourtant pas une règle intangible : les lois économiques ne sont pas la loi de la gravité et Monsieur Trichet n'est pas Newton ! S'est ainsi substituée à une démocratie du suffrage universel une forme de démocratie de l'expertise, des agences indépendantes, une démocratie par délégation qui dépossède les peuples des questions centrales et favorise le développement d'un scepticisme vis-à-vis de l'action politique.
Ensuite, je suis bien évidemment d'accord avec vous sur la nécessité de construire une société à la fois laïque et multiculturelle au sein de laquelle les individus peuvent avoir la possibilité de s'affranchir de leur identité de naissance. A mon sens, l'un des principaux problèmes du système libéral est justement qu'il assigne à la résidence communautaire et sociale : les ghettos sont territoriaux mais aussi culturels et sociaux. L'urgence est dès lors de lutter contre ces phénomènes d'assignation à résidence et de reproduction sociale. Sur ce point, la France de 2011 est quasiment identique à celle des années 70. Voici un sujet qui me paraît prioritaire pour la gauche.
Sur cette question, le concept développé par François Dubet me paraît intéressant : dépassons l'opposition historique entre égalité des conditions et égalité des chances pour rechercher ce que nous avons appelé « l'égalité réelle ». Celle-ci doit associer la volonté de réduire la hiérarchie sociale et de mener une politique spécifique à l'égard de populations ou de territoires discriminés. D'où, par exemple, le volet très important consacré à la discrimination et l'idée, sans aller jusqu'à parler de statistiques ethniques, de mener une grande enquête déclarative sur les discriminations afin d'avoir un état des lieux de départ à partir duquel mettre en place des politiques efficaces. Cette combinaison de l'égalité des places et de l'égalité des chances me semble être le bon moyen de lutter contre ce qui mine le vivre ensemble et de construire une alternative.
 
 
Quelle est selon vous l'importance historique de l'élection de 2012 dans la constitution de cette prochaine gauche?
 
Michel Wieviorka : La gauche classique est orpheline à la fois du communisme et, désormais, de la social démocratie. La social-démocratie avait besoin d'un mouvement ouvrier puissant pour exister. Aujourd'hui, il faut bien que la gauche réponde à son déclin en inventant quelque chose de nouveau. Dans les années 90, les tentatives Clinton – Blair – Schroeder ont essayé de créer ce qu'on peut appeler le social libéralisme. Cet essai est désormais derrière nous mais reste encore à définir ce qui viendra le remplacer. Aujourd'hui, la gauche pourrait bénéficier de l'épuisement terrible de la droite dans notre pays pour arriver au pouvoir. Mais on ne peut pas réfléchir comme ça : c'est maintenant qu'elle a besoin d'être la prochaine gauche dont j'essaye de parler car elle doit être capable de créer une dynamique populaire et de permettre aux gens de se projeter dans l'avenir.
 
Benoit Hamon : Je crois que nous sommes en effet dans une fin de cycle. Cela signifie qu'un discours rénové ne suffira pas et qu'une rupture est nécessaire. Cela suppose également un peu d'audace et d'ambition en termes de solutions. A minima, la rupture consiste à balayer toutes les règles d'essence libérale dont nous n'avons pas voulues et qui, pourtant, déterminent les contenus politiques. Sans cela, je crains l'accident politique majeur.
 
Propos recueillis par Pierre Boisson

Publié dans Regards

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